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RADAR Magazine #1
2024
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Si le metaverse peut évoquer des paysages digitaux stériles et dystopiques, il abrite une communauté libre et animée qui danse en continu dans des espaces virtuels sans limites. Tour d’horizon du monde de la nuit en réalité virtuelle.
Ces dernières années ont vu l’explosion de la scène techno dans le paysage culturel et festif français. Désormais banalisée, la rave ne fait plus peur. Tout le monde et son cousin semble se mettre à mixer, et depuis le début de la pandémie, de nouveaux collectifs et soirées poussent comme des champignons dans toutes les villes où un bar peut caser un contrôleur.
Tant mieux, ou tant pis, on peut dire qu’elle est devenue mainstream ou qu’elle s’est démocratisée, selon son aigreur face au phénomène. Désirable ou non, la techno est partout. Et même si la musique elle-même reste peut-être une affaire de connaisseurs, puisqu’elle demande une certaine oreille et accoutumance, les esthétiques, ambiances et formats issus du monde de la techno se sont répandus dans tous les milieux nocturnes et stylés. Si c’est urbain et culturel et cool, il y a de la musique électronique dans l’affaire.
Cette expansion invite ses paradoxes : on peut saluer que les valeurs portées par la communauté aient l’occasion de se répandre. Des préjugés hargneux, sur l’usage de drogues notamment, perdent un peu de leur emprise. Mais ceci se paye au prix parfois (très) lourd d’exposer la communauté technophile à des espaces de moins en moins sécurisés pour celles et ceux qui y trouvaient une enclave protectrice au sein de la société majoritaire. Historiquement, la communauté techno représente un havre, un espace rare et sacré pour les minorités en tout genre. Sous la tutelle du monde queer, sex positif, révolutionaire et contre-culturel, la rave s’est forgée dans la marge et l’anti-système. Mais elle a parcouru un long chemin depuis le Second Summer of Love et l’arrivée de la techno en France dans les années 90. Que signifient underground, alternatif ou révolutionnaire quand la foule qui peuple La Gare/Le Gore les samedis soirs est à peu près la même que celle du bar du coin ?
Mais quand l’alternatif devient la norme (et ça finit presque toujours par être le cas), ces espaces autres trouvent un ailleurs pour exister. La créativité humaine génèrera toujours de nouvelles marges, où il reste de la place pour la dissidence. Il en va ainsi pour une scène techno qui est déjà un peu dans le futur, un pied dans le réel et l’autre dans le possible. Ouvrez vos esprits et prenez le temps d’une soirée (ou de cet article) pour découvrir la vraie scène underground qui se déploie en ce moment même, en réalité virtuelle.
// “Elle rave dans le metaverse”
En sortant d’une soirée dont le son nous a semblé indécemment fort, une amie me parle d’une DJ qu’elle connait qui a eu des problèmes d'acouphènes et ne peut plus aller en teuf. Histoire classique, les croisés du DJ. Elle finit son récit en laissant traîner une phrase “alors maintenant, elle rave dans le metaverse…”. Pardon ? Je la reprends, interloquée. Je n’avais pas entendu parler du metaverse depuis son apparition fulgurante (et oubliée) il y a quelques années. Je ne savais pas que les gens y allaient vraiment.
Accompanist est la DJ en question, qui après quelques années passées à mixer dans l’underground de Boston et Brooklyn, fût contrainte d’arrêter à cause de problèmes auditifs. Elle a découvert la scène techno du cyberspace, qui lui a permis de retrouver cette part de son identité en renouant avec la communauté et la musique. Mordio fait partie de la scène berlinoise depuis des années, et depuis sa découverte de la VR, il explore dans les deux mondes les sons et la créativité technophile. Ces deux DJ nous guident à travers ce monde alternatif qui se développe en parallèle du nôtre, dans une aventure aux frontières de l’humanité.
Question vocabulaire, on préfère parler de VR (l’acronyme de virtual reality) ou de cyberspace plutôt que de metaverse. Metaverse dénote le géant tech Meta (ancien Facebook), le terme est corporate, très associé à la commodification et au formatage d’internet. IRL est l’acronyme de “in real life” et se réfère à la vie réelle.
Avant d’aller clubber dans le cyberspace, il faut s’équiper. Comptez autour de 700€ pour le casque, le jeu, et plus encore pour les capteurs qu’on peut ajouter à ses chevilles pour avoir une retranscription des mouvements de l’ensemble du corps (“full-body tracking”). Depuis que les casques de réalité virtuelle ont été introduits sur le marché en 2015, leur popularité reste limitée et les mondes auxquels ils donnent accès sont encore peu fréquentés. Ceux qui se sentent à l’aise en VR y viennent souvent par le jeu vidéo ou l’informatique, ayant déjà des instincts et des bases de programmation. Mais de moins en moins limités aux férus de technologie, la popularité de la réalité virtuelle grimpe, notamment depuis la pandémie de COVID-19 et le premier confinement, qui y a fait prendre goût à une nouvelle vague de curieux. Le lancement tout récent par Apple de son casque Vision Pro en témoigne, sorti le 2 février 2024 aux USA.
Accompanist explique qu’elle a dû tout apprendre par elle-même. “Ce n’est pas totalement intuitif, surtout si on ne vient pas du jeu vidéo, et c’est pour ça que ça reste difficile d’accès pour le moment". Le jeu qui permet de se connecter en réseau et d’aller en soirée s’appelle VRChat. On y prend la forme d’un avatar, on se balade dans un monde virtuel où l’on peut rencontrer d’autres usager.e.s du monde entier. Cela ressemble furieusement aux jeux qu’on pouvait fréquenter aux débuts d’internet -- Habbo, Blablaland ou Club Penguin. À la seule différence qu’en VR, il n’y a pas de distinction entre soi et son avatar, on se sent dans le monde virtuel, on est son avatar, et on peut parler à son interlocuteur comme s’il ou elle était en face de soi. Tout est en 3D, on peut s’approcher, gesticuler. Mis à part le toucher et l’odorat, on éprouve une sensation de contact plutôt forte : la technologie est assez évoluée pour faire son effet, et le cerveau comble les trous pour produire un effet alarmant.
Une fois équipé.e pour rentrer dans le cyberspace, il faut trouver sa soirée. En traînant sur Discord ou Reddit, des hubs majeurs de la communauté cybertechno, on peut trouver des groupes où sont centralisés les flyers des différents évènements. Sur le discord /Vrchat Party Hub, Captain Duck, un passionné, centralise chaque jour toutes les soirées qui ont lieu, sorte d’équivalent de Dice ou Resident Advisor. Après avoir choisi sa soirée, on met son casque, on se connecte à VRChat, on se glisse dans son avatar, et on entre dans le club… sans quitter sa chambre.
// Les lieux et l’ambiance
Souvent, trouver la soirée demande un petit effort. “Il y a une dimension ludique,” raconte Accompanist. “On atterri dans un environnement, sans aucune idée d'où on est, et il faut comprendre où aller à partir de là.” Généralement les entrées dans les clubs sont conçues d'une manière amusante. Il faut trouver la porte, comment l'ouvrir; l’aspect chasse au trésor du lieu caché virtuel génère un sentiment d’excitation bien réel.
On estime le nombre de clubs qui opèrent dans VRChat à plus d’une cinquantaine. Ghostclub est le plus connu et le plus sacralisé, alter ego virtuel du Berghain, pilier de la scène Japonaise mais connu partout. Mais il y en a d’autres qui se sont fait un nom dans la scène anglophone, Concrete, HEIST, Dieselworks, Loner Online, SHELTER, ou encore 1Q84, le club que Mordio a co-créé avec Ryft. On peut penser VRChat comme une ville : il y a les gros clubs que tout le monde connait, ceux qu’on découvre par hasard, ceux centrés sur des pratiques spécifiques, comme l’alcool ou le sexe ou un certain genre de musique, et ceux qui sont éphémères, ouverts une nuit seulement, pour finir par n’exister plus que dans les souvenirs de soirée des quelques chanceu.x.ses qui y ont eu accès.
Mordio décrit les plus connus : "Ghostclub est, je pense, le plus ancien et je dirais qu'il a la map la plus développée, avec beaucoup de détails : il y a un développeur de jeux derrière le projet. Concrete offre l'une des meilleures expériences visuelles que je puisse imaginer, et une très bonne sélection sonore. Et puis il y a HEIST, qui est dans un avion...". La diversité des clubs ne tarit pas. Chacun a son identité et ses spécificités, et comme dans le monde réel, on peut avoir ses lieux de prédilection selon ses goûts et sa niche.
Accompanist raconte : "la première fois que j’ai essayé, j’ai tout de suite compris comment on pouvait accrocher. On a réellement l'impression d'être dans un endroit différent. Le cerveau est vraiment divisé. Je sais que je suis dans mon appartement, je sens l'odeur, mes pieds touchent le sol, il n'y a pas d'autre transition que de mettre le casque. Mais j'y entre pour de vrai, je suis dans un club dans un gratte-ciel où tout est multicolore. C'est plutôt vide, et ça a l'air assez kitsch. J’ai l'impression d'être dans un anime, mais pas en 2D". Globalement, l’apparence de VRChat et des avatars tombent dans deux grandes catégories, penchant soit vers l’esthétique du jeu vidéo, soit vers l’anime, l’esthétique manga.
L’expérience sonore en VR est l’une des raisons pour laquelle la scène musicale s’y déploie aussi bien. L'audio spatial utilisé dans la plupart des casques VR crée une expérience d'écoute tridimensionnelle et immersive, le son semble provenir de différentes directions et distances. Contrairement au son stéréo traditionnel pour lequel le contenu audio provient de deux canaux (gauche et droit), l'audio spatial ajoute la hauteur comme dimension supplémentaire. Cette technologie imite la façon dont le son voyage en situation réelle et permet de percevoir les sons comme s'ils provenaient de points spécifiques autour de soi. Beaucoup de paramètres sont contrôlables dans le casque, de l’intensité de la lumière au volume sonore, rendant l’expérience très accessible et adaptable à différentes formes de handicap ou troubles. On peut même sélectionner entre deux pistes son, le programme sépare la musique diffusée dans le lieu et le son environnant, les voix des autres usager.e.s : il est possible de mettre les discussions en sourdine et écouter uniquement le set.
// Rencontres et communauté
La scène techno de VRChat est principalement appréciée pour la communauté qui s’y trouve. Il s’agit avant tout d’un jeu de rencontre, de mise en contact entre des joueurs du monde entier. La scène musicale s’est construite petit à petit jusqu’à prendre une place importante dans ce monde, mais le relationnel reste le fondement de l’expérience.
Accompanist poursuit le récit de sa première soirée : "Des gens jouaient à Pong dans un coin. Il y avait un lapin avec un cigare, et une personne qui ressemblait à un être humain, et si je me souviens bien, il y avait une petite chose flottante, un blob. Je m'approche d'eux et je leur demande si mon système audio fonctionne, et ils me répondent "oui, oui, on t’entend". Il me faut un petit temps pour réaliser que c’est réel, je suis en train d'interagir avec de vraies personnes. Tout le monde avait une voix normale, sauf le lapin qui avait l'air d'être un vieil homme avec le plus gros accent de Boston que j'ai jamais entendu de ma vie. Ah au fait, le lapin avait des seins énormes".
VRChat est international. On y trouve une large scène japonaise, comme souvent aux frontières des technologies les plus poussées. La scène anglophone est dominée par les USA, mais on y trouve des gens du monde entier. Mordio cherche en ce moment à développer la scène européenne. Il raconte que "le gros avantage, c'est que l’échelle est mondiale. J'ai des amis dans tous les pays grâce à la scène VR. Quand je vais aux États-Unis, je sais que j'ai un endroit où dormir dans l'Utah, à Los Angeles, partout… Mes amis sont venus à Berlin pour me rencontrer et ils ont tous dormi chez moi. Ce sont de vrais amis, et il y a un moment où ces liens passent dans la réalité. On a l'impression qu’on s'échappe en VR, mais en fait, on se connecte à des gens en tant qu'artiste, ou on se fait des amis là-bas. Je pense que c’est important de démystifier tout ça”. Les amitiés virtuelles existent depuis qu’internet a commencé à se développer. En VR, il y a une plus grande facilité de contact, et la technologie offre une expérience sociale bien plus immersive et humanisante qu’une simple chatbox. On peut parler avec son corps, bien plus naturellement que de voir des lignes de textes s’imprimer sur son écran. Rien de simulé dans les relations qui naissent dans ce monde. “J'ai tous ces liens avec ces vraies personnes, pour de vrai", explique Mordio.
La cyber-scène présente l’opportunité de renouer avec certaines valeurs de la communauté techno, croisées avec celles des communautés internet qu’on trouve sur Reddit ou Discord. Internet a toujours été un lieu où les timides et ‘weirdos’ pouvaient socialiser, où les passions les plus mal-vues ou taboues pouvaient s’exprimer et se sentir moins seules. Pour Mordio, “cette communauté est vraiment sacrée", Les espaces de VRChat sont centrés sur le care, l'inclusivité, et s’offrent comme des “safe space” pour tous types d’expression de soi et de sa marginalité. La liberté de l’avatar permet d’explorer et d’exprimer les identités de genre qui résonnent pour chaque individu, et la communauté prend soin de cultiver un espace où l’on s’exprime librement, sans crainte de discrimination. On peut le comprendre ainsi : si tout le monde est dans un espace où le fait même d’y être est déjà étrange, il n’y a plus tellement de place pour le jugement dans le regard de l’autre. “On est tous en train de faire un truc un peu chelou en étant ici, donc quelque part, on n’a plus rien à cacher”, explique Accompanist. "J'ai toujours aimé être entourée de gens un peu bizarres, c'est beaucoup plus amusant. Et c'est une façon très confortable de le faire. Parfois, je me vois dans mon appartement avec mon casque absurde et mes petites manettes et je me dis que j'ai l'air ridicule. Mais tous les autres à qui je parle font la même chose, donc ça gomme tout malaise".
La tournure prétentieuse ou focalisée sur les apparences qu’a pu prendre la scène techno IRL n’est pas répliquée en VR. Accompanist raconte que "tout le monde est extrêmement gentil, plus gentil que dans la plupart des environnements de la vie réelle. J’ai plusieurs théories sur cela : d’abord, personne n'a rien à cacher sur soi, si on a une quelconque forme de dysmorphie corporelle ou de complexe, ce n'est tout simplement pas là. Il s'agit également d'un environnement familier, et tout le monde est ravi de rencontrer quelqu'un de nouveau dans ce monde, tout le monde se connaît, c'est très petit, d'une certaine manière. Et c'est comme tout ce pour quoi on se passionne, on a envie de le partager. Je pense que ça tient aussi à une culture de solidarité et d’ouverture d’esprit du monde du gaming".
Mordio souligne la même sensibilité : "ce sont tous des personnes très sensibles. Iels ne jugent jamais, pour quoi que ce soit. C'est aussi la raison pour laquelle je protège la scène quand quelqu'un dit que ce ne sont que des geeks, des nerds. Ne dites pas ça. Ce sont les personnes les plus incroyables que j'aie jamais rencontrées. Iels sont tellement loyaux envers nous et ce que nous faisons. Lorsqu’on fait quelque chose avec le cœur, iels restent à nos côtés. Peut-être que j’ai juste trouvé la bonne sphère, mais je dois dire que toutes les personnes que je rencontre ici veulent vraiment aider. Il y a un sentiment de 'créons ensemble' et pas seulement 'c'est mon club, qu'est-ce que tu fais ici ?’”.
En tant que DJ, il n’y a pas de limites aux possibilités de jouer : puisqu’on n’est pas cantonnés aux murs des clubs existants, il n’y a pas la même rareté qui peut rendre la scène techno IRL difficile d’accès. Sans le gardiennage qui perpétue le caractère hype ou stylé de certaines soirées, en VR, il y a le sentiment d’un retour à un temps révolu de la scène techno, “cela ressemble aux années 90, avec une impression de "nous sommes ensemble" plutôt que "moi et mon groupe cool"”, raconte Mordio. “Les réseaux sociaux ont eu un gros impact sur la scène techno. C'est devenu beaucoup plus mode et beaucoup plus une question d'apparence, de ce dont j’ai l’air quand je danse. Je pense que les valeurs ont un peu changé et qu'il faut les retrouver", et VRChat offre un nouveau terrain pour les faire renaître. “VRChat a ces valeurs au cœur de son développement. C’est comme si la cyber-scène s’auto-guérissait, en protégeant à tout prix cette atmosphère de confiance et de communauté qui se fait de plus en plus rare sur Internet et dans le monde techno réel”.
// Création illimitée
La notion de co-création est peut-être celle qui revient le plus dans la cybertechno. VRChat est un espace d’expérimentation et de liberté totale au niveau des mondes qu’il génère. Mordio explique : "le jeu a, je crois, une seule map originelle, et tout le reste est créé par la communauté”. Chaque avatar, chaque carte est créé par les usager.e.s, pour les usager.e.s, et répond à leurs besoins en temps réel. VRChat est un hors-champ d’internet, où il n’y a pas de règles pour le moment, ce qui permet à la communauté de les dessiner elle-même. Mordio et Accompanist l’évoquent tous deux : "la créativité y est incroyable parce que les gens veulent constamment inventer de nouvelles choses. Dès qu’il y a une nouvelle mise à jour de VRChat et que nous avons de nouvelles possibilités, tout le monde s'entraide pour générer des expériences toujours plus folles”. Ryft, co-créateur du club 1Q84 avec Mordio, témoigne : “la VR offre la plus grande liberté d'expression de toutes les plateformes en ligne. Vous pouvez être tout ce que vous voulez, faire tout ce que vous voulez, y compris des choses que vous ne pouvez pas faire dans la vie réelle".
Les avatars ouvrent tout un monde de possibilités et d’expression de soi, et certain.e.s ne se privent pas de transcender les limites. Si on ne sait pas le faire soi-même, on peut payer un développeur, parfois des centaines d’euros, pour créer son avatar sur mesure selon ses lubies, afin que l’avatar communique le cœur de sa personne. VRChat peut permettre à une personne trans issue d’un désert culturel qui n’a pas les moyens de transitionner dans la vie réelle, de vivre pour quelques heures en étant une jeune fille au style manga cyberpunk, avec des oreilles de chat et clamant son goût pour la deep techno hypnotique en dansant sur la scène d’un club au milieu d’un circuit de Formule 1.
Ainsi, l'impression de retour à un Web 1.0 ne se limite pas au fait que VRChat soit un type de jeu qui évoque internet des années 2000. Bien que jeune, l’histoire du web compte déjà plusieurs chapitres. “L’une des choses géniales de l’ancien web, c’est que tout était créé par les usager.e.s. On allait sur des sites, des blogs, qui étaient construits par vous et moi, n’importe qui créait une page et on accédait à cette information. Il y avait beaucoup de créativité et peu de limites à ce qui était possible,” se souvient Mordio. Aujourd’hui, nous opérons dans le Web 2.0, on a glissé au fil des années 2010 vers un web ultra-formaté, géré en majeure partie par les géants tech Google et Meta. Nous n’avons pas la possibilité de modifier ou d'altérer le contenu de la plupart des sites que nous fréquentons. Une personne lambda n’a pas besoin de langage HTML pour naviguer sur internet, alors que n’importe qui pouvait se retrouver à écrire quelques lignes de code dans le Web 1.0. Si vous avez eu un Skyblog, Tumblr ou même écrit une page de présentation sur le jeu OhMyDollz, vous avez sûrement déjà un peu codé. Le Web 2.0 est rigide, les entreprises qui le gèrent formatent intégralement l'aspect des sites, de la police à la manière dont une photo va apparaître sur l’écran, les règles sont prédéfinies.
Ce qui se passe en ce moment dans le cyberspace a des goûts de Web 3.0. Dans VR Chat, on assiste à un passage de la 2D à la 3D, une fulgurance technologique qui paradoxalement prend les airs d’un web révolu, lorsqu’à ses débuts internet était marqué par une ambiance DIY et une esthétique sur mesure, faite selon les goûts des usager.e.s-créateur.ice.s. Cela demande de la patience, et des compétences en code et en design digital, puisqu’on utilise les mêmes logiciels que ceux utilisés pour la conception de jeux vidéo, comme Blender. La pratique du worldbuilding, qui consiste à inventer des mondes oscillant entre réel et imaginaire (notamment en jeu vidéo), est une composante majeure de VRChat. Pour Accompanist, “c’est un peu la partie la plus cool de tout ce monde. C'est ce que j'aime vraiment et je ne sais pas si ça pourra perdurer, cet aspect bricolage. Pour l'instant, VRChat n'est pas un jeu lié à une entreprise ou une marque. C'est un peu comme Internet des années 90, il n’y a pas encore moyen d’y gagner de l'argent, donc ça reste un vrai projet communautaire pour lequel les gens se passionnent. Quelques artistes et promoteurs, comme la personne qui s'occupe de rassembler les soirées sur Discord prennent de l'argent sur Patreon, mais c'est tout. J'espère qu'ils ne vont pas commencer à faire payer l'entrée des clubs, ça changerait complètement l’écosystème".
// Musique
La scène musicale à mis un peu de temps à se développer sur VRChat, le goût pour la musique électronique mettant du temps à se construire. La pandémie a accéléré ce processus, avec la fermeture des clubs, certains DJ se replient sur le monde virtuel. C’est le cas de 2TD, musicien et DJ de Los Angeles, dont l’activité s’est soudainement interrompue au début de la pandémie. Après avoir rencontré le concepteur 3D Kye, les deux décident de créer leur propre club, SHELTER, l’un des plus gros de la cyber-scène. Les joueurs découvrent même parfois la scène techno par le cyberspace, sans avoir jamais été en rave auparavant. La scène est composée d’un mélange d’amateurs, de professionnels et de novices, et la qualité est assurément en grimpe.
En court-circuitant la rareté, la cybertechno multiplie les possibilités pour les DJ de jouer des sets, de les tester en live et d’avoir des réactions en temps réel. Une foule est une foule, qu’elle soit virtuelle ou réelle, et le sentiment de voir l’effet de sa musique sur un groupe de gens en direct est le même. Un DJ témoigne dans le documentaire réalisé par Resident Advisor sur la scène techno VR explique qu’il y a “un espace à peu près infini, on n’est pas en train de se battre pour les quelques clubs réputés d’une ville, ou le hotspot du vendredi soir à NYC.” La scène étant globale, elle se développe en continu, 24h/24. De ce fait, elle évolue rapidement, émancipée des contraintes géographiques et spatiales du monde réel.
Mordio y a trouvé un public pour sa musique qu’il n’arrivait plus à trouver à Berlin, et décrit une sorte de renaissance musicale. "Ces gens du futur comprennent mon son du futur", dit-il en rigolant. "La scène VR offre une grande liberté aux explorateurs sonores parce qu'il y a un club pour chaque scène. Dans l’espace réel, les grands clubs et les grandes villes doivent sélectionner ce qui est à la mode parce qu'ils doivent remplir la salle pour des raisons financières. Et là, ce n'est pas le cas. J'aimais beaucoup la dubstep, la UK bass music. Et j'ai vu comment mes soirées se déroulaient, avec de moins en moins de monde, jusqu'à ce qu'elles s’effritent presque entre mes mains. C’était pas simple. Quand j’ai découvert VRChat, j’y ai trouvé des soirées pour ça. Pas besoin d'aller à Bristol pour trouver la foule que je cherchais. Puis j’ai rencontré Ryft, et nous avons décidé de construire 1Q84, d’y organiser une soirée avec uniquement ce son. Mon booking était entièrement basé sur cela. Et la scène s'est développée, avec de plus en plus de gens qui jouaient des trucs complètement différents avant, mais qui ont commencé à jouer le même genre de son, les mêmes morceaux. Si tu as un amour un peu souterrain pour un genre spécifique, VRChat est un lieu où tu as la possibilité de créer un endroit pour ça, le public est vraiment ouvert à écouter de nouvelles choses".
// Underground
Si la scène techno IRL devient mainstream, c’est dans le cyberspace que se retranchent les margina.les.aux, les weirdos, les dissident.e.s et les exclu.e.s de la société. Accompanist explique : "il y a certains fétiches qui sont vraiment normalisés maintenant, comme le BDSM qui n'est plus du tout tabou. Les fétiches furry [l’intérêt pour les animaux antropomorphes] sont encore à la limite et restent très bizarres pour beaucoup de gens. C'est ce que l'on retrouve souvent dans VRChat. Et c'est l'environnement idéal pour cela, parce que vous pouvez vraiment vous déplacer et être un animal".
Cell-bind est une soirée de Ghostclub, particulièrement connue pour pencher vers l'ambiance kink et sex-positive. “C'est l'une des plus grandes soirées de la scène VR en ce moment”, raconte Mordio. “Un peu plus centrée sur le kink, les avatars travailleur.euses [travailleur.euses du sexe] peuvent vraiment montrer ce qu'iels savent faire. Et on y voit des choses qui ne sont pas possibles dans la réalité. C'est l'un des aspects uniques dans cette scène, qu’on ne trouve nulle part ailleurs. Cell-bind, on peut en parler, mais c'est difficile à montrer, parce que c'est comme Berghain, c’est inmontrable".
En évoquant l’aspect sous-culture et souterrain du cyberspace, Accompanist est ramenée à la scène techno plus globale : "j'aime l'aspect bizarre et niche de la techno. Et je pense que l'underground va toujours de l'avant, les gens vont toujours créer de nouvelles choses. Essayer de créer un monde virtuel qui reproduit exactement la vie réelle, c’est vain. Ce sera toujours une mauvaise imitation, alors on accentue les parties qui sont un peu bizarres ou différentes, et on crée un autre monde, un peu parallèle. Et c'est amusant d'avoir un secret. C'est ce que j'aimais dans la scène techno au début. C'est amusant de retrouver cela et de l'emporter partout où l'on va tout au long de la semaine". La cyberscène techno est suffisamment développée et créative pour pouvoir être vue comme un projet artistique innovant. Mais il lui restera toujours ce fond un peu étrange, marginal, celui dans lequel est née la rave. “Ce sont toujours des passions un peu niches qui sont aux racines de ce qui devient populaire, et ce n’est pas différent en VR”, témoigne une danseuse dans le documentaire de Resident Advisor.
// Limitations et questions
Évidemment, la VR présente ses limites et inquiétudes propres. De nombreuses personnes prennent la décision d’emblée de privilégier la vie réelle aux interactions virtuelles. C’est le cas d’Accompanist, qui “donne toujours la priorité à l'IRL. C'est la seule raison pour laquelle j'hésite à me faire booker comme DJ en VR, si je m’engage à mixer pour une soirée, et que quelque chose se passe IRL, je me retrouve un peu coincée".
Pour Mordio, la VR devient intéressante lorsqu’elle construit des ponts avec la réalité, et permet de multiplier les expériences et les rencontres réelles. "J'ai 1Q84 dans le cyberspace, mais si je pouvais un jour avoir l'argent pour créer mon propre club, je ne le ferais pas autrement. J'apprends à promouvoir des événements là-bas, j'apprends à booker des artistes, parce que je le fais en VR, mais j'ai ces liens avec toutes ces personnes pour de vrai maintenant".
Clubber en VR propose aussi une expérience inédite pour beaucoup de gens qui soit n’oseraient pas ou n’auraient pas la possibilité d’aller en soirée dans le monde, pour des raisons d’accessibilité, de budget, ou de géographie. Les limitations sont grandes dans la réalité qui empêchent parfois de se mettre dans des situations où on ne se sentirait pas totalement en sécurité. En VR, ces limitations sont gommées, à tel point que cela permet parfois d’entrer dans le vrai monde suite à une expérience en VR. Accompanist parle d’une rencontre avec "une personne en costume de fée qui m'a dit : "Dans la vraie vie, je fais 1,80 m et 150 kg et je ne me sens pas à l'aise pour danser avec d'autres personnes, mais dans le cyberspace, je peux faire tout ce que je veux, je m’y sens bien. L’été dernier, j’ai été à une pool-party [dans la vie réelle], et j’ai dansé toute la nuit, sans honte, ce que je n'avais jamais fait auparavant".
D’un autre côté, on peut s’inquiéter de l’utilisation de la VR comme échappatoire, façon de se détourner du monde réel qui pousse à toujours plus d’isolement. Comme tout sur internet, il y a des cas excessifs, celles et ceux qui l’utilisent pour fuir, qui ne dosent pas cet équilibre. “Certaines personnes y restent à plein temps, mais ce ne sont pas des personnes qui voulaient être dans la réalité au départ. Pour certains, c'est leur vie, mais je ne pense pas qu'il s'agisse d'une grande majorité", explique Accompanist. Mordio partage ses inquiétudes : “je crains toujours que les gens se laissent trop aspirer par le virtuel. Il faut l'utiliser comme un système de connexion et non comme un système d’isolement.” Ces questionnements ne sont cependant pas nouveaux, et sont une variante des doutes sociétaux auxquels nous confrontent toutes les nouvelles technologies.
Réalité virtuelle, est-ce un oxymore? De manière plus large, la réalité virtuelle pose des questions sur ce qu’est un monde, ce qu’est la réalité. VRChat offre la possibilité de perpétuellement construire et améliorer des mondes dans lesquels on a l’impression d’être réellement. Ce sont des espaces vivants, évolutifs, dont l’existence propre est indéniable, et qui sont des mondes circonscrits de manière bien plus tangible que le réel. Vaste question de la simulation et du simulacre, qui inonde autant la science-fiction que la philosophie depuis des millénaires. Ce qui se développe sur VRChat est un monde en expansion, aux frontières de la technologie et de l’expérience humaine. Une raveuse témoigne à la fin du documentaire Resident Advisor : "la réalité et l'espace virtuel sont en train de s’entremêler de plus en plus. Nous allons bientôt vivre des expériences incroyables, voir des choses qui n'ont jamais été possibles auparavant".
// Générer l’utopie
Futurité, queer, inclusivité, co-création, génératif, auto-gestion… Le vocabulaire de la cybertechno s’approche du lexique du monde activiste et des communautés qui promeuvent une société fondée sur la démocratie horizontale et l’entraide. La communauté techno du cyberspace fait l’expérience d’une forme d’utopie. Dans les reportages qui circulent sur youtube, certain.e.s s’émeuvent aux larmes en témoignant de la solidarité et l’amitié pure qu’iels ont rencontré dans ces espaces. En ce sens, le cyberspace est émancipateur. Être et faire tout ce qu’on veut, s’émanciper des limitations sociétales, géographiques, physiques, psychologiques… c’est peut-être trop beau pour être réel, mais ce n’est pas trop beau pour être virtuel. Si l’on suit Gilles Deleuze, “le virtuel ne s’oppose pas au réel, mais seulement à l’actuel. Le virtuel possède une pleine réalité, en tant que virtuel”. Le virtuel de Deleuze ce n’est pas l’irréel, c’est le possible, l’alternative. En ce sens, l’utopie existe dans la virtualité, dans nos imaginaires, ce qui lui confère déjà une certaine existence et dans VRChat, qui virtuellement se propose comme un monde où peut s’expérimenter et se développer cette utopie de manière tangible.
Dans les paroles de toustes les usage.re.s qui génèrent la cyberscène actuelle revient l’idée que l'objectif n'est pas de remplacer la vie réelle, mais de rester un espace de rencontre et de découverte pour les amateurs de musique, où une créativité et un dévouement sans limites permettent de surmonter les nombreux obstacles financiers et personnels qui peuvent entraver une expérience de rave réelle. Les valeurs fondamentales de solidarité et d'expression personnelle restent au premier plan de l'éthique des soirées, qu’elles soient en ligne ou non.
On déplore dans le monde réel la monétisation de la scène musicale, où de plus en plus les évents sont centrés sur le profit et où il devient de plus en plus difficile d’évoluer sans prioriser l’argent. Ici, pas de monétisation. La scène n’est pas corporate pour le moment, il n’y a pas de système monétaire intra-monde. Tout est basé sur du crowdfunding, de manière autonome, à l’initiative populaire. VRChat offre un espace de plus en plus difficile à imaginer dans la réalité, où les entreprises ne sont pas encore intervenues, et la cyberscène techno reste un projet commun de passionné.e.s., plutôt qu’une machine à générer du profit. À voir comment les choses évoluent, et ce qui pourra se développer afin de permettre à ces mondes de continuer de croître sans tomber dans la commercialisation excessive. Pour Mordio, il est essentiel de protéger la nature communautaire des plateformes de VR et d'empêcher l'influence excessive des entreprises. “Si quelqu'un déraille complètement de la communauté et veut vendre et commence à parler de metaverse et de profit, etc., il se fait réveiller par la communauté elle-même”. La communauté est extrêmement protectrice de ce projet commun, précisément parce qu’il est généré par elle, pour elle.
En réalité virtuelle, on assiste à une résurrection de la scène techno par le biais de la culture internet et du gaming, et les points de rencontre sont nombreux. La créativité, les valeurs de partage, de care, d’inclusivité, la curiosité et la marginalité y trouvent toutes leur compte et font vibrer une nouvelle scène festive qui reste encore loin des enjeux capitalistes dans lesquels s’enlise lentement la scène techno réelle. On peut alors comprendre l’attrait d’un monde (même virtuel) où l’on peut se sentir comme chez soi, en sécurité et avec tout le respect que cela implique, parce qu’on l’a façonné soi-même et collectivement de toutes pièces.
On trouve dans le cyberspace techno les rêves déchus des débuts d’internet, c’est le futur et le passé en simultané, une opportunité d’aller vers l’avant tout en refaisant, en protégeant ce qui a dégénéré dans nos usages du monde virtuel. La scène techno et le monde virtuel sont tous deux des créatures mouvantes et tentaculaires qui ne cessent de se diffracter et dont les horizons sont aussi multiples que difficiles à circonscrire. Quoi qu’il en soit, la réalité virtuelle a donné lieu à un mariage inattendu entre les mondes de la musique électronique et d’internet, les promesses et l’avenir duquel sont pour le moins intrigants.