INTERNET : ARCHIVE D’INTIMES


Published in 
RADAR Magazine #2
2025

[working on translating this article to English]


Pur produit de l’an 2000, j’ai grandi en même temps qu’internet. Années initiatiques quand snapchat et instagram faisaient leurs premiers pas, teintant les rites de couleurs nouvelles, celles du montré, du connecté, de l'instantané : on tâtonnait, il y avait des nouveaux gestes à inventer. Ce texte est extrait d’un carnet de notes que je consacre à une recherche continue, un travail de collection de souvenirs, d’impressions, d’échanges, sur le vaste champ dans lequel se rencontrent et s’entrelacent l’intime et internet.

Ce qui suit est une réflexion en pointillés, sur internet pensée comme une vaste archive de nos intimes.


archive de soi. être en ligne
  • versions de soi présentes partout: je rencontre la moi du collège dans un “Souvenir” ressorti par Facebook. à moins de chercher un logement, je ne vais plus jamais sur Facebook. Retour mnésique fulgurant à un temps où c’était quotidien, la place publique que je fréquentais. Le monde des “statuts visés”, du nombre de likes sur ma photo de couv’, des groupes et des “délires” entre copines. Des tfk rien et toi pareil cool jv manger moi ossi ok a + bsx.
  • Concept du blog. Où sont-ils passés? Tout le monde se raconte partout, maintenant. Iconiques, marqueurs d’une ère: skyblog, myspace, puis tumblr. Youtube, les vlogs (video-blog). Forums aussi, énorme archive d’histoires intimes
  • écriture personnelle, autobiographique, se raconter, se narrer, sans filtre, en ligne, de manière immédiate. En story. (story, l’histoire en anglais). Intimité des personnages publics sur internet: confessions, vulnérabilité, absence de pudeur. Proximité avec un public immédiat. Succès immense de ce genre de contenu. Emma Chamberlain (à écrire: tout un article sur elle).
  • Il existe une APA, Association pour l’Autobiographie, qui archive et collectionne les écrits de soi, personnels (pas de gens célèbres, mais de n’importe qui). Valeur historique, littéraire, ethnographique de l’écriture de soi. Je pense internet comme un vaste corpus d’écriture de soi. De portraits de soi, intimes et exposés. Dans une seule image ou un écrit, mais aussi dans un ensemble, dans l’intégralité d’un profil, dans l’évolution d’un profil dans le temps
  • Qu’on tienne un journal intime ou non, les réseaux sociaux comme une pratique d’auto-réflexivité, malgré soi. Pratique de se regarder soi-même. Se montrer soi-même, puis possibilité de se regarder faire. Archive accidentelle, qui révèle, non pas qui je suis, mais comment j’ai envie d’être perçue. Instagram comme une galerie de versions de soi, passées, présentes. Effet encore plus visible, en plus absurde, sur Linkedin.
  • Gouffre entre ma voix interne de maintenant, et la moi d’avant que je lis, en m’entendant parler (écrire) par le passé. Je cherche une cohérence entre ces personnes. Parfois je la trouve, je me rassure. “J’étais jeune” (mais je n’arrive pas à me leurrer: demain, je serai jeune aujourd’hui)


archive de vécus. être dans le monde
  • Lieux où je suis passée, même les plus intimes. Étrangeté de google maps qui enregistre chacun de mes déplacements; panique soudaine, parano contemporaine, je désactive la fonction et efface l’historique lorsque google me le propose en 2020. Récemment, ne me souvenant plus bien, je me dis que j’aimerais bien voir cette archive. Regret, bref mais réel, de l’avoir supprimée.
  • Lieux où je suis restée. Voir les photos sur mon propre profil se déplacer de Marseille, à Bordeaux, à Paris. Les gens que je suis changent aussi, à chaque nouvelle ville une façon de poster un peu différente, des manières. “elle poste comme une parisienne, style, je m’en fous mais c’est travaillé”, dans une discussion avec des amies de lycée.
  • Chronologie géographique interrompue çà et là par des voyages. Voyages des autres sur mon feed. Vidéos youtube que je regarde parfois pour m'anesthésier. Dans le moindre détail, des récits de voyages en sac à dos, en van, vlogs de surf trips. Marrant. Inspirant ? Badant, un peu. Je me sens vide de vivre par procuration.
  • Repas. Pourquoi les gens postent leurs assiettes ? Je n’ai jamais vraiment compris. Se nourrir est une chose qui me semble trop intime, trop personnelle. La cuisine de ma famille, le gros brunch de lendemain de soirée, les pates faites à la main à deux, en t-shirt-culotte, verre de rouge, après le sexe du dimanche après-midi. Sacralité du moment présent, partagé, réel, pas envie de le diffuser. Pas envie de le rendre virtuel.
  • Vues, regards sur des paysages, détails urbains qui disent: j’ai été là, je me suis tenue juste ici, j’ai vu cela, moi. laisser une trace, pas sur le lieu, mais le marquer virtuellement. Qui disent, je me suis baladée, et j’ai regardé, de près. Le genre de truc que je reblogue sur tumblr. Poétique, vague, distant, n’engage à rien, ou presque. esthétique.
  • Vécu des autres. Accès aux intimes d’autres. Plein d’autres. Infinis autres. Gourmandise, ou gloutonnerie, de la vie des gens que je “suis” depuis des années. Dévorer leur contenu, puis ne me sentir jamais rassasiée, vide même. Comme pour les voyages. Comparaison, vicieuse. “Je suis nulle pour partager ce que je fais sur internet; ça doit vouloir dire que je ne fais rien” ou “tout le monde doit penser que je ne fais rien”. en réalité: tout le monde s’en fout, je crois.
  • Dans le cadre d’une enquête policière, je suis une amie proche de la victime. Me replonger dans son vécu à elle, à la demande du flic. On va relire les messages qu’elle m’a envoyé, où elle me raconte son viol. Capture d’écran. Capture d’écran. Capture d’écran. En série. “Envoyez-moi tout, c’est super important. C’est important ses mots à elle, dans le vif du moment.” Pointe de culpabilité en me relisant : j’aurais dû insister plus fort pour qu’elle parte, sur le coup. Si j’avais su, comment ça tournerait. colère, tristesse. Je reste bloquée dans son vécu toute une soirée, cinq ans après “les faits”.


archives de liens. interagir
  • Archives de relations, abondantes, excessives. partout. Centaines de milliers de messages privés. Millions, peut-être. Messages, notes vocales, liens, photos, vidéos. Quantité vertigineuse. Et ça ne fait que croître.
  • malencontreusement : retomber sur un message, en cherchant un autre. Ou pire, un mail. Et là, vortex mémoriel. Inferno de nostalgie, ou dissonance, ne pas se reconnaître. Ne pas se comprendre. Constat forcé, abrupt, du changement perpétuel des êtres, des choses, des situations, de soi.
  • Disputes. Relire pour comprendre. Retomber dessus des années plus tard ; parfois, réaliser que j’étais peut-être un peu en tort, finalement. Que j’aurais pu mieux faire, en tout cas. D’abord honte, déception, puis acceptation, indulgence envers moi-même : si je réagis comme ça, ça doit bien vouloir dire que je ferais mieux aujourd’hui
  • Ruptures. Relire pour comprendre. Relire obsessionnellement, compulsivement, maladivement. Mon téléphone volé dans une boîte de nuit à Sète, je perds l’intégralité de mes messages sur Signal. Toute ma rupture la plus violente ; l’avant, l’après. Des mois plus tard, je me dis quelle chance qu’on m’ait tout retiré, sans que j’aie eu le choix. Je n’aurais jamais réussi à supprimer moi-même. Trop sentimentale, trop d’importance accordée aux archives (hah, visiblement, vu ce carnet). “C’est une bonne chose”, m’avait assurée l’amie qui était avec moi.
  • Archives de flirts, de “chaff” comme on disait à Bordeaux en 2015, relire le tout petit début d’une histoire. Premiers messages, premiers coeurs. Tristesse ambiguë, difficile à situer, liée à tout ce qui a changé. Se remettre dans l’état de corps, ressentir ce que c’était, que d’attendre ce message, le recevoir, le savourer.
  • Fous rires. Memes. Réels qu’on se fait suivre sur instagram. Blagues en chaîne sur les conversations de groupe. Immense archive de drôlerie. Quand on disait “photos dossier”. Me souviens de cette phrase “j’ai grave un dossier de toi”
  • Encore vingt minutes passée à lire un débat entre parfaits inconnus en commentaire d’un post féministe. J’adore, je dévore, c’est compulsif parfois. Les commentaires instagram, youtube, facebook, google reviews. Psychologie des commentaires. Littérature des commentaires. Je pourrais en lire pendant des heures.

  • Mêmes effets de l’archive virtuelle que de n’importe quelle archive personnelle (journaux intimes, boîte de bibelots, pile de cartes postales). Mais on tombe dessus plus souvent, plus par hasard. Fausse impression d’éphémère, d’instantanéité sur internet. Présence de traces, partout. Parfois, on s’y cogne sans le vouloir, puis: un choix. les regarder ou non. les déterrer ou les recouvrir